Volubilis, c’est-à-dire l’extrême frontière de l’empire Romain en Afrique. Après Volubilis, le néant. Une belle ville de 20.000 habitants – comme Lutetia, Paris –  riche grâce à son l’huile, qui nourrissait les lampes et les ventres des lointains romains. Elle se trouvait dans le royaume de  Maurétanie,  le Maroc actuel, dont Caligula fit assassiner le roi Ptolémée.

Je visite les élégantes domus qui conservent encore leurs mosaïques. Dans la plus grande, de  1.000 mètres quarrés, un triclinium (la salle à manger) a le sol tapissé par Orphée et toutes les bêtes de la terre connue, y compris celles qui étaient envoyées  au Colisée.

Dans une autre, les monsieurs qui mangeaient pouvaient contempler la nudité de Venus qui se baigne, arrosée par un jet d’eau fait avec des couteuses tesselles de verre bleu, et qui tombe juste entre les cuisses de la déesse de l’amour.

Et puis…dans une maison  qui ouvre sur le decumanus, la rue principale, je découvre l’œuvre d’un visionnaire, d’un fou, d’un homme qui a vécu dix-huit siècles trop tôt. Dans le triclinium il a représenté les Travaux d’Hercule. Mais toutes les figures sont à plat, il n’y a pas de modelé et elles sont entourées par un trait uni, sec, d’un graphisme comme de masque africain. Le fond est neutre, il n’y a pas d’éléments de paysage. La narration est  succincte, comme dans Hercule et Caco, intentionnellement naïve.

  

J’imagine le riche et rustre marchand d’huile  de la somnolente  Volubilis, qui pensait avoir des Hercules comme les autres et se trouve avec des personnages cubistes.

-« Pourquoi tu les as fait si moches ?  Ils ne semblent pas vrais du tout, le corps d’Hercule est tout rose comme l’intérieur d’un poisson ! »

E le fou visionaire du III siècle aura répondu :

-« C’est des signes, Monsieur, pas le vrai Hercule. J’ai simplifié les volumes, j’ai dénoncé la bidimensionalité. Bref, je n’essaye pas d’imiter le monde. Vous y croyez, vous, à Hercule ? C’est un mythe, des songes, et je les ai représentés comme ce qui n’a pas de matière, les idées »

Le marchand l’aura regardé un instant, puis aura ordonné à ses esclaves de le jeter à la rue. Sans le payer. Deux-mil ans après un voyageur – qui cherche dans cette ville morte d’oublier les odieuses,  parce que fausses, voix de Marrakech, qui avaient autrefois tant séduit  Canetti –  découvrira  ce testament d’un artiste sans nom. Il  voyait différemment des autres, et, sans doute, sera mort désespéré. Il n’y pas d’autres mosaïques semblables à Volubilis. Décidément, j’aime l’art contemporain seulement quand il a deux-mil ans.