Auguste Dutuit aurait voulu être peintre, il n’a été que millionnaire. Il était né millionnaire, dans une famille d’industriels du textile de Rouen. Mais son maître, le peintre Thomas Couture, à Paris, ne s’en doutait pas.  Auguste s’habillait avec simplicité, voyageait toujours en deuxième classe, avait un air négligé, mangeait sobrement. Plus tard il avouera à Couture qu’il cachait sa richesse, car il voulait des conseils sincères. Un jour Couture se trouvant à Rouen, demanda de la maison des Dutuit et on lui indiqua, à sa grande surprise, un somptueux hôtel particulier. Là, son ancien élève, toujours aussi modeste, lui montra  une extraordinaire collection d’art. Parce qu’Auguste et son frère Eugène n’aimaient pas le commerce, ils étaient collectionneurs. Eugène fut bibliophile et ses fonds, inestimables, sont aujourd’hui conservé à l’Institut National d’Histoire de l’Art (INHA), dans cette immense et glaciale salle en bois où j’ai passé, à ranger le monde, des heures parmi les plus heureuses de ma vie.

Auguste, qui se trouve ici parce qu’il vécut à Rome, aimait l’art. Tout art confondu, tableaux italiens et hollandais, faïences de la Renaissance, mobilier ancien, bronzes  et camées antiques… Aujourd’hui vous pouvez voir ces merveilleux chefs d’œuvre au Petit Palais. Par exemple, un  autoportrait de Rembrandt.  Mais…à Rome nous avons aussi une salle Dutuit !

Né en 1812, Auguste en 1853 s’installe à Rome où il passera cinquante ans, jusqu’à sa mort, à quatre-vingt-dix ans,  dans un modeste appartement de Via del Babuino 60. Il continuait de pratiquer la peinture de genre, sans aucun succès, dans son atelier de Via Bocca di Leone 25. A la Villa Médicis, dont il fréquentait les artistes, il avait rencontré une fille qui posait pour les peintres ; elle était d’une beauté extraordinaire et s’appelait  Maria Pucci. Dans le portrait que lui a  fait Ernest Hébert (Paris, Musée Hébert) Maria, habillée en deuil, a l’air  morne et désemparée. Mais ça ne devait pas lui arriver souvent, dans sa bohème. En fait, Auguste Dutuit, n’étant pas sûr que la fille issue de cette relation était vraiment la sienne, ne voulu jamais la reconnaitre, même s’il l’aida financièrement jusqu’à son mariage.  Et puis il rencontre une dame très respectable, Teresa Celli, qui, tant qu’à faire,  a dix-neuf ans de moins que lui. Pour qu’elle reste respectable ils font semblant d’être mariés. Mais non, car il ne l’épousera qu’en 1901, à 89 ans, juste un an avant sa mort. Heureusement pour Rome. La collection sera léguée à la Ville de Paris mais quand Teresa, épouse légitime, meurt en 1912, dans son testament  laisse de l’argent ( de son mari) et des objets (de son mari) qui étaient à la maison, à L’Accademia dei Lincei (mutatis mutandis, une sorte  d’Académie française italienne). C’est pourquoi aujourd’hui au Palazzo Corsini il y a une salle Dutuit, avec des meubles et des œuvres d’art.

Auguste Dutuit, bienfaiteur  de Paris et de Rome, et son épouse reposent au cimetière du Verano, dans  une somptueuse chapelle.  Si somptueuse qu’une légende est née, selon laquelle dans la chapelle un trésor aurait été caché. Si à Paris, au Père Lachaise, des gens rentrent pendant la nuit pour se frotter à la statue de Victor Noir, à Rome nous sommes plus prosaïques et en 1982 des voleurs (très bêtes mais très forts, car le toit était composé d’un seul bloc de travertin de quinze tonnes) ont défoncé la toiture et profané la tombe. Mais sa richesse n’était pas là.  Elle est où ces gens n’iront jamais la chercher, au Petit Palais, où, sans besoin de défoncer des toits, nous pouvons tous nous en réjouir et remercier cet homme modeste et passionné.